Les licornes : quand l’animal mythique rencontre l’univers impitoyable des startups

Rédigé par Pierre Rousseaux, doctorant en économie au CREST (CNRS, Ecole Polytechnique, GENES) et Président cofondateur et rédacteur en chef d’Oeconomicus

Si l’animal légendaire, symbole de pureté et de rareté, est censé galoper librement dans des forêts enchantées, sa version entrepreneuriale arpente un tout autre terrain : celui du marché mondial, avec ses investisseurs exigeants, ses régulateurs tatillons, et ses concurrents affamés. Une licorne-startup, tout comme son homologue fantastique, est rare et précieuse. Mais contrairement à l’animal, elle ne se contente pas de briller ; elle doit aussi courir après la rentabilité, s’adapter sans cesse et, finalement, prouver qu’elle est plus qu’un joli rêve. Alors, que se cache-t-il derrière le mythe entrepreneurial de ces créatures modernes ?

 

 

Qu’est-ce qu’une licorne, sur quoi se fonde son nom ?

 

Découvrez l’univers des licornes : ces startups valorisées à plus d’un milliard de dollars, symboles d’innovation et de croissance rapide, représentées ici par une imagerie créative mêlant ambition, technologie et succès.

 

Dans le monde des startups, une licorne désigne une entreprise privée valorisée à plus d’un milliard de dollars. Le terme a été introduit en 2013 par Aileen Lee, fondatrice de Cowboy Ventures (fonds de capital-risque basé aux États-Unis qui investit principalement dans des startups en phase de démarrage opérant dans divers secteurs technologiques), pour souligner à quel point il était exceptionnel de voir émerger de telles entreprises. À l’époque, on comptait seulement 39 licornes dans le monde. Aujourd’hui, elles sont plus de 1 400, ce qui rend le terme légèrement moins mythique mais toujours aussi captivant.

Tout comme l’animal imaginaire, ces startups sont censées représenter quelque chose d’inatteignable, d’unique. Leur rareté initiale couplée à leur valorisation stratosphérique, les a fait entrer dans un imaginaire collectif, où elles incarnent à la fois le rêve entrepreneurial ultime et la réussite financière éclatante. Mais contrairement à l’animal qui se contente de galoper gracieusement, une licorne-startup ne peut pas juste exister. Elle doit impressionner ses investisseurs, séduire ses marchés, et surtout, survivre.

Le principe même des licornes est de proposer des innovations de biens (intermédiaires ou finaux) ou de services, qui rompent avec les standards existants. Cela peut prendre la forme de nouvelles technologies, de modèles économiques disruptifs ou de solutions nouvelles à des problèmes connus. Par exemple, Doctolib, licorne française, a transformé la gestion des rendez-vous médicaux grâce à une plateforme intuitive et interconnectée, répondant à un besoin criant d’efficacité dans le secteur de la santé. SpaceX a bouleversé l’aérospatiale avec ses lanceurs réutilisables, réduisant drastiquement les coûts des missions spatiales.

En économie, et plus particulièrement dans la théorie micro-économique, ces innovations permettent aux licornes de se positionner de manière quasi-monopolistique dans un cadre de différenciation verticale et/ou horizontale sur leurs marchés :

  • Différenciation verticale : Les consommateurs préfèrent les produits ou services d’une licorne parce qu’ils sont perçus comme de meilleure qualité. Par exemple, les technologies avancées de Stripe en font une référence dans les paiements numériques grâce à leur fiabilité et leur sécurité.
  • Différenciation horizontale : Ici, les préférences des consommateurs varient selon leurs goûts ou besoins spécifiques. Airbnb, par exemple, ne propose pas des hébergements de “meilleure qualité” qu’un hôtel traditionnel, mais un type d’expérience différent qui attire un autre segment de marché.

Quels facteurs favorisent l’émergence des licornes ?

La capacité d’innovation et l’émergence de licornes sont étroitement liées au niveau de développement économique d’un pays. Les pays développés dotés d’infrastructures solides et d’un accès facilité aux financements, comme les États-Unis et la Chine, offrent un environnement favorable pour les startups. Ces financements permettent des investissements massifs en recherche et développement, essentiels pour les secteurs innovants. Les infrastructures numériques, combinées à des écosystèmes bien structurés, renforcent davantage la capacité de ces pays à favoriser la croissance rapide des entreprises.

Le rôle de l’éducation est tout aussi fondamental dans l’émergence et la pérennité des licornes. Les systèmes éducatifs compétitifs, particulièrement dans les disciplines STEM (sciences, technologies, ingénierie et mathématiques), créent un vivier de talents qualifiés indispensables pour les startups. Ces infrastructures éducatives forment des profils techniques et managériaux, nécessaires pour innover et piloter des organisations complexes. Par exemple, les universités américaines présentent dans la Silicon Valley ou le MIT et Stanford produisent des experts hautement qualifiés qui soutiennent directement l’écosystème entrepreneurial, tandis qu’en France, l’écosystème créé sur le plateau de Saclay alimente la French Tech. De plus, la collaboration entre universités et startups est cruciale car elle stimule la recherche et accélère la transformation d’innovations en applications commerciales. C’est notamment le cas de la Silicon Valley, un cluster emblématique où se concentrent universités de renommée mondiale, startups et grandes entreprises technologiques, créant un écosystème propice à l’émergence de licornes dans le secteur de la tech. De manière similaire, le cluster de Boston-Cambridge aux États-Unis, dans le domaine pharmaceutique et des biotechnologies, illustre parfaitement cette dynamique. Ce hub regroupe des institutions académiques d’élite comme le MIT et Harvard, ainsi qu’un réseau dense de laboratoires de recherche, d’hôpitaux et d’entreprises pharmaceutiques, favorisant l’innovation et la croissance rapide des startups biotechnologiques. Ces clusters démontrent l’importance des interactions entre la recherche académique et les entreprises pour stimuler l’innovation et créer des leaders mondiaux dans leurs domaines respectifs.

Enfin, les caractéristiques démographiques influencent la capacité d’un pays à faire émerger des licornes. Une population importante et diversifiée augmente d’une part, la probabilité d’apparition des innovations (conditionnellement au niveau d’éducation), et d’autre part, génère une demande variée et constitue un marché intérieur important, crucial pour tester et développer des produits avant une expansion internationale. En parallèle, les pays riches bénéficient souvent de cadres réglementaires stables et de politiques publiques favorables à l’entrepreneuriat, comme des incitations fiscales ou des subventions pour l’innovation. Ces environnements propices, combinés à des écosystèmes d’innovation bien connectés comme la Silicon Valley ou la French Tech, permettent aux startups de collaborer, d’échanger des idées et d’accéder rapidement à des marchés mondiaux.

Un paysage très arrêté : où galopent-elles ?

Découvrez la répartition mondiale des licornes : chiffres clés par pays avec les États-Unis, la Chine et l’Inde en tête. Analyse complète en un graphique.

Figure 1 - Données : CB Insights – graphiques : auteur

 

Évolution de la répartition des licornes par secteur : visualisez comment les secteurs technologiques, financiers et autres industries se partagent la croissance mondiale des startups valorisées.

Figure 2 - Données : CB Insights – graphiques : auteur

Compte tenu de l’importance des caractéristiques évoquées précédemment et de leur influence sur l’émergence des licornes, il n’est pas surprenant que les États-Unis et la Chine dominent cet écosystème. Leur prééminence résulte d’une combinaison de facteurs clés tels que la taille de leur population et leur niveau de développement économique. Les États-Unis, avec une économie avancée et une population de plus de 330 millions d’habitants, disposent d’un vaste marché intérieur, d’infrastructures solides et d’un écosystème universitaire d’excellence qui stimule l’innovation. La Chine, bien que moins développée sur certains plans, compense grâce à son immense population et ses investissements massifs dans les nouvelles technologies. En revanche, les pays moins peuplés ou en développement rencontrent des difficultés à faire émerger des licornes, en raison d’un accès limité aux financements, de cadres réglementaires moins adaptés et de bases de consommateurs insuffisantes pour soutenir une croissance rapide.

En novembre 2024, on recensait 1 431 licornes à travers le monde, réparties de manière inégale mais révélatrice des forces économiques globales. Les États-Unis dominent largement cet écosystème, représentant près de 50 % du total mondial (cf Figure 1). Ce pays, véritable écurie de licornes, abrite des géants emblématiques tels que SpaceX, valorisé à 150 milliards de dollars, et Stripe, spécialisé dans les paiements en ligne, valorisé à 50 milliards de dollars. La Chine suit avec un peu plus de 10% des licornes mondiales, parmi lesquelles des entreprises comme ByteDance, créateur de TikTok, et Shein, pionnier de la mode rapide, démontrent le dynamisme technologique et industriel du pays. L’Inde, avec 5% des licornes, se distingue comme un leader des marchés émergents grâce à des acteurs tels que Flipkart, un géant du e-commerce, et Ola, une plateforme de mobilité. En Europe, le Royaume-Uni (57 licornes), l’Allemagne (36) et la France (27) se positionnent comme les fers de lance de l’innovation sur le continent. Enfin, le reste du monde, bien que moins représenté, commence à voir apparaître des licornes prometteuses dans des régions comme l’Amérique latine et l’Afrique, notamment dans les secteurs de la fintech et des énergies renouvelables. Comme l’illustre la Figure 2, cette dominance des Etats-Unis est quasi constante entre 2013 et 2024, sauf entre 2014 et 2019 où la Chine a su créer un grand nombre de licorne

L’analyse des montants levés par les licornes, par pays, aboutit à des conclusions similaires à celles obtenues sur le nombre de licornes (Figures 5 et 6 en annexe), confirmant la prédominance des États-Unis en termes de levées de fonds. Par exemple, le montant total des levées de fonds des licornes américaines est 22 fois supérieur à celui de la France, tandis que la Chine, bien qu’étant le deuxième pays en nombre de licornes, affiche un montant 3,6 fois inférieur à celui des États-Unis. Cet écart avec les Etats-Unis s’explique par plusieurs facteurs : des systèmes de financement et d’épargnes distincts, la taille des marchés (le vaste marché américain justifie naturellement des investissements plus élevés), mais également des dimensions culturelles, comme une moindre aversion au risque en Amérique, un point notamment souligné par l’économiste Patrick Artus. Cette différence d’aversion au risque s’explique en grande partie par la structure des systèmes de financement, qui diffèrent fondamentalement entre l’Europe et les pays anglo-saxons. En Europe, le financement des entreprises repose principalement sur le système bancaire. Les banques, en tant qu’intermédiaires financiers, évaluent soigneusement les risques avant d’accorder des crédits, ce qui tend à limiter leur appétit pour des projets hautement incertains ou innovants. À l’inverse, dans les pays anglo-saxons, comme les États-Unis et le Royaume-Uni, les marchés financiers jouent un rôle central dans le financement des entreprises. Ces marchés, composés d’investisseurs variés tels que des fonds de capital-risque, des hedge funds ou encore des particuliers, sont plus enclins à prendre des risques pour obtenir des rendements élevés, favorisant ainsi les projets innovants et les startups technologiques à fort potentiel de croissance. Cette structure orientée vers les marchés financiers encourage une prise de risque plus importante et contribue à dynamiser des secteurs comme la technologie ou la biotechnologie, où l’incertitude est élevée mais les opportunités sont considérables.

 

Classement des secteurs les plus dominants chez les licornes : la technologie en tête, suivie du commerce électronique et des fintechs. Analyse des tendances par industrie.

Figure 3 - Données : CB Insights – graphiques : auteur

 

Analyse des licornes : chiffres clés, dominance des États-Unis et de la Chine, et secteurs innovants comme la tech et la FinTech.

Figure 4 - Données : CB Insights – graphiques : auteur

Les licornes se développent dans des secteurs variés, mais l’univers de la technologie reste prépondérant. Le secteur des technologies d’entreprise domine, représentant plus de 30 % des licornes mondiales, avec des exemples comme Snowflake, spécialisé dans le cloud computing et les solutions SaaS (Software as a Service), mais aussi des technologies de l’information, qui regroupent des domaines comme l’intelligence artificielle, le big data et la cybersécurité. La FinTech, avec un peu moins de 20 % des licornes, est également en forte croissance grâce à l’explosion des besoins en paiements numériques et services financiers décentralisés, illustrée par des entreprises comme Klarna et Revolut. D’autres secteurs se distinguent par leur dynamisme, comme la santé, où des entreprises comme Doctolib transforme l’accès aux soins, ou la mobilité, avec des acteurs comme BlaBlaCar, qui révolutionne le covoiturage. Depuis 2013, la croissance la plus significative en termes de nombre de licornes est observée dans le secteur des technologies d’entreprise, tandis qu’à l’opposé, le secteur de la consommation et du commerce de détail enregistre une progression nettement moins marquée.

Le cycle de vie d’une licorne : un conte semé d’embûches

Comme une licorne dans la forêt, une startup à plus d’un milliard de dollars doit traverser des épreuves pour survivre et prospérer. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, leur vie n’est pas une promenade magique.

Une licorne voit souvent le jour grâce à une idée révolutionnaire associée à un marché insuffisamment exploité. Cette phase initiale est marquée par l’euphorie des premières levées de fonds, où les investisseurs injectent des millions, voire des milliards, pour alimenter une croissance rapide. Pourtant, derrière cet enthousiasme, se cache une réalité économique difficile : des pertes financières colossales. En effet, Uber a par exemple dépensé des milliards de dollars pour s’imposer comme le leader mondial du VTC. Son modèle reposait sur des prix agressifs, subventionnés par des investisseurs, pour écraser la concurrence. Ce n’est qu’en 2022, après des années d’opérations déficitaires, que l’entreprise a atteint une rentabilité fragile. De même, Spotify, fondée en 2006, n’a enregistré son premier bénéfice trimestriel qu’en 2019. Pendant plus de 13 ans, la plateforme suédoise a dû investir massivement dans l’acquisition de contenu et l’expansion de son marché, illustrant la difficulté de concilier croissance rapide et viabilité économique.

Une fois la phase de démarrage passée, la licorne doit s’étendre au-delà de son marché d’origine. Cette étape est cruciale pour maintenir une croissance soutenue, mais elle est également parsemée d’obstacles. Doctolib, par exemple, a dû adapter ses services pour pénétrer le marché allemand, ce qui impliquait non seulement de comprendre et d’intégrer les spécificités réglementaires du système de santé allemand, mais aussi de recruter des équipes locales capables de soutenir son développement. De son côté, Airbnb a été confronté à des régulations locales restrictives dans des métropoles comme New York et Paris, où des législations sur les locations de courte durée menaçaient son modèle économique. Naviguer dans ces environnements réglementaires diversifiés exige non seulement des ressources juridiques et financières conséquentes, mais aussi une capacité à s’adapter rapidement aux attentes des nouveaux marchés.

Pour atteindre sa pleine maturité, une licorne doit prendre des décisions stratégiques sur sa structure financière et organisationnelle, souvent sous la forme d’une introduction en bourse (IPO) ou d’un rachat. Une IPO est une étape majeure qui permet de lever des fonds supplémentaires et d’accroître la visibilité de l’entreprise. Cependant, elle expose la licorne à la pression des marchés financiers et à une volatilité accrue. Des entreprises comme Uber ou Airbnb ont choisi cette voie pour consolider leur position et poursuivre leur expansion. En revanche, en Europe, les licornes sont plus souvent rachetées que leurs homologues américaines, en partie parce que l’écosystème européen est encore moins axé sur les IPO et que les sommes investies dans les licornes sont modestes par rapport aux Etats-Unis.

Impact économique : des créatures aux multiples facettes

Les licornes génèrent des milliers de postes qualifiés dans des domaines variés tels que la technologie, la gestion, le marketing ou encore les opérations. Elles attirent des talents issus des meilleures universités et écoles, favorisant ainsi la montée en compétences des économies locales. Les licornes, par leur agilité et leur modèle économique disruptif, forcent également les industries traditionnelles à se réinventer pour rester compétitives. Par exemple, Uber a bouleversé le secteur du transport individuel, incitant les compagnies de taxis à moderniser leurs services. De même, Airbnb a transformé l’industrie hôtelière, contraignant les grandes chaînes à diversifier leurs offres pour répondre aux nouvelles attentes des consommateurs.

Ces transformations profitent à l’ensemble de l’économie, car elles accélèrent l’adoption de nouvelles technologies et améliorent les standards de service dans de nombreux secteurs. Les licornes renforcent aussi la position de leurs pays d’origine dans l’économie numérique mondiale. Bien que moins nombreuses en Europe qu’aux États-Unis ou en Chine, les licornes françaises et européennes, comme BlaBlaCar ou Revolut, contribuent à promouvoir un savoir-faire technologique et une approche innovante qui rivalisent sur les marchés internationaux. Ces entreprises attirent également des capitaux étrangers, renforçant l’attractivité économique de leurs régions.

Cependant, le succès des licornes n’est pas sans conséquence. La concentration des ressources – talents, financements et attention médiatique – sur un petit nombre d’entreprises peut déséquilibrer l’écosystème entrepreneurial. Les startups émergentes, moins médiatisées ou opérant dans des secteurs moins au-devant de la scène peinent souvent à accéder aux financements et aux talents, ce qui limite leur croissance. Par ailleurs, l’obsession pour les licornes peut détourner l’attention des investisseurs des petites entreprises innovantes qui n’ont pas encore démontré un potentiel de valorisation équivalent. En effet, le capital-risque (venture capital) joue un rôle crucial dans la sélection et le développement des start-up, orientant ainsi la répartition des licornes selon les secteurs. Les investisseurs en capital-risque ont tendance à privilégier les domaines qu’ils jugent à fort potentiel de croissance, souvent liés à des tendances technologiques émergentes ou à des opportunités de marché jugées stratégiques. Ce biais peut conduire à une surreprésentation des licornes dans certains secteurs, comme la technologie ou les fintechs, au détriment d’autres secteurs moins soutenus mais tout aussi innovants.

 

ANNEXE

Graphique illustrant la répartition mondiale des licornes ayant levé des fonds, mettant en évidence la domination des États-Unis en tant que premier marché.

Figure 5 - Données : CB Insights – graphiques : auteur

Graphique illustrant les montants des levées de fonds des licornes par pays, mettant en évidence la domination des États-Unis, suivis par la Chine, dans le financement des startups à forte croissance.

Figure 6 - Données : CB Insights – graphiques : auteur


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Publié le 13 décembre 2024.