Rédigé par Pierre Rousseaux, doctorant en économie au CREST (CNRS, Ecole Polytechnique, GENES) et Président cofondateur et rédacteur en chef d’Oeconomicus
L’Intelligence artificielle (IA) : Révolution ou Menace pour l’Emploi ?
Si vous pensiez que votre assistant vocal allait se rebeller comme HAL 9000 dans 2001, l’Odyssée de l’espace ou que votre réfrigérateur intelligent allait lancer une révolution à la Terminator, rassurez-vous ! La seule révolte en vue pourrait venir de votre robot aspirateur coincé sur le tapis. L’IA n’est pas encore prête à devenir notre maître, mais elle est déjà un allié précieux pour retrouver vos clés. Les vrais enjeux sont ailleurs.
L’intelligence artificielle (IA) est une technologie en pleine expansion qui bouleverse de nombreux aspects de notre quotidien, y compris le marché du travail. Certains craignent qu’elle n’entraîne une hausse du chômage en remplaçant des travailleurs humains, tandis que d’autres y voient une source de nouvelles opportunités. Cet article vient compléter la vidéo L’IA va t’elle nous mettre au chômage ? en explorant les différentes dimensions de cette question.
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Revenir aux fondamentaux : qu’est-ce que l’IA ?
L’intelligence artificielle (IA) est un domaine de l’informatique qui vise à créer des systèmes capables d’effectuer des tâches nécessitant normalement certains aspects de l’intelligence humaine, comme la reconnaissance vocale, la prise de décision et l’apprentissage automatique. Elle regroupe des technologies telles que le machine learning, la collecte et l’analyse de données, le traitement du langage naturel (NLP) et la vision par ordinateur, qui impactent déjà de nombreux secteurs.
L’IA transforme notre quotidien en automatisant et optimisant de nombreuses tâches, modifiant ainsi notre mode de vie et l’économie mondiale. Elle est, par exemple, utilisée dans le domaine de la santé pour diagnostiquer des images médicales, dans le monde de la finance pour détecter les fraudes, et dans les secteurs du commerce pour personnaliser les recommandations et améliorer le service client. Le machine learning analyse de vastes quantités de données pour prédire et optimiser des processus, tandis que le traitement du langage naturel permet aux chatbots comme Siri (Apple) de comprendre et répondre aux requêtes humaines, et la vision par ordinateur d’assister les véhicules autonomes .
En revanche, comme le souligne Yann Le Cun, pionnier français de l’IA et directeur scientifique de l’IA chez Meta, les systèmes actuels d’IA sont encore loin d’être véritablement intelligents dans le sens cognitif ou humain du terme. Il affirme que ces systèmes sont “50 fois moins intelligents qu’un enfant de 4 ans” et qu’ils “ne savent ni raisonner, ni planifier”. Les grands modèles de langage (LLM), par exemple, se limitent à manipuler le langage sans véritable compréhension des réalités ou des concepts qu’ils traitent. De même, les systèmes d’IA générative, bien qu’impressionnants, ne peuvent pas s’adapter spontanément à des situations totalement nouvelles et ne possèdent pas la capacité de planification. Pour Yann Le Cun, atteindre une intelligence artificielle véritablement avancée, qu’il qualifie d’AMI (Advanced Machine Intelligence), nécessitera encore plusieurs décennies de recherches. Il propose une nouvelle architecture d’IA fondée sur des objectifs précis, intégrant perception, mémoire et apprentissage. Cette approche vise à concevoir des systèmes capables de construire un modèle riche de leur environnement et de prendre des décisions autonomes en fonction d’objectifs prédéfinis.
Les principaux acteurs de l’IA
La maîtrise de l’IA est cruciale pour les États, car cette technologie stratégique transforme des secteurs clés comme la santé, la défense et l’industrie, impactant leur compétitivité et leur sécurité. Les États leaders en IA en tireront des avantages économiques et géopolitiques majeurs.
Les États-Unis et la Chine dominent actuellement le développement et l’adoption de l’IA. La Chine représente 60% des investissements mondiaux entre 2013 et 2018 et ambitionne de devenir le leader mondial d’ici 2030. D’autres pays, comme le Royaume-Uni, le Canada et Israël, sont également actifs dans ce domaine. En Europe, la France cherche à rattraper son retard avec un plan national lancé en 2018, investissant 1,5 milliard d’euros sur cinq ans pour la recherche, la formation et l’innovation en IA. Ce plan inclut la création d’instituts interdisciplinaires et un soutien accru à l’innovation. Outre des initiatives françaises, telles que le comité pour l’IA générative (groupe d’experts lancé en septembre 2023 par le gouvernement français pour accélérer le développement de l’IA en France), la France participe également à des initiatives européennes, telles qu’Horizon Europe pour renforcer la compétitivité européenne face aux États-Unis et la Chine.
Quels risques pour l’emploi ?
L’un des risques majeurs souvent évoqués à l’égard de l’IA est la suppression des emplois. Si une étude d’Oxford Economics (2019) estime qu’à l’horizon 2030, jusqu’à 20 millions d’emplois manufacturiers pourraient être remplacés par des robots, McKinsey (2017) anticipe que l’automatisation pourrait éliminer jusqu’à 800 millions d’emplois dans le monde d’ici 2030. En France, le rapport de mars 2024 de la Commission de l’intelligence artificielle souligne également les risques que l’IA fait peser sur les secteurs du transport et de la logistique. Selon ce même rapport, se sont 15 % des heures de travail mondiales qui pourraient être automatisées d’ici 2030.
Les emplois les plus menacés sont principalement manuels et répétitifs, comme ceux dans les secteurs de la logistique, de la fabrication, et dans certains services administratifs. Par exemple, des robots sont déjà utilisés pour l’assemblage dans les usines automobiles, le tri des colis dans les centres de distribution, et le traitement des transactions dans les banques. Les emplois cognitifs simples, impliquant des tâches répétitives telles que la saisie de données, la comptabilité de base, ou le support client, sont également vulnérables à l’automatisation.
Les pays fortement industrialisés et à faible coût de main-d’œuvre, comme la Chine, l’Inde, et le Mexique, sont particulièrement exposés à ces transformations. Cependant, les pays développés ne sont pas à l’abri : une étude de PwC (2018) indique que jusqu’à 30 % des emplois au Royaume-Uni pourraient être automatisés d’ici 2030.
L’IA, un vecteur d’emplois nouveaux
Malgré le risque de destruction d’emplois, l’IA est également un puissant moteur de création de nouveaux postes. Le World Economic Forum (2020) estime que l’IA pourrait générer 97 millions de nouveaux emplois d’ici 2025, principalement dans les domaines de la technologie, des données, et de la cybersécurité. Cette transformation pourrait non seulement compenser les pertes d’emplois dans certains secteurs, mais aussi ouvrir la voie à de nouvelles carrières dans des domaines en forte croissance.
L’IA génère une forte demande pour des postes tels que les ingénieurs en machine learning, les data scientists, et les experts en cybersécurité. Ces emplois, nécessitant des compétences techniques avancées et offrent généralement des rémunérations importantes. De plus, la gestion et l’éthique de l’IA sont des domaines en expansion, avec des postes spécialisés. En parallèle, des emplois complémentaires deviennent essentiels pour accompagner l’intégration de l’IA dans les entreprises. Les conseillers en stratégie technologique et les spécialistes en transformation numérique jouent un rôle clé pour aider les entreprises à tirer pleinement parti des technologies d’IA.
Ces nouveaux emplois sont principalement concentrés dans les pays leaders en technologie, tels que les États-Unis, le Canada, l’Allemagne, et la Chine. Toutefois, les avantages ne sont pas répartis équitablement. Les régions où l’adoption de l’IA est plus lente risquent de ne pas bénéficier pleinement de ces opportunités et d’accumuler un retard dans ces domaines, ce qui pourrait accentuer les disparités. En France, par exemple, les nouvelles opportunités d’emploi sont attendues principalement dans les grandes métropoles, où les écosystèmes technologiques sont déjà bien développés, renforçant ainsi potentiellement la fracture territoriale dans les technologies.
La formation : le défi majeur de l’IA
L’un des défis majeurs de l’IA réside dans le décalage entre les compétences des travailleurs dont les emplois ont été supprimés et les exigences des nouveaux postes créés. Selon le Forum Économique Mondial (2020), 50 % des travailleurs devront se requalifier d’ici 2025 pour répondre aux exigences du marché du travail. Cette situation révèle un mauvais alignement entre les compétences requises pour les nouveaux emplois liés à l’IA, souvent techniques et avancées, et les compétences des travailleurs déplacés, qui occupent souvent des postes manuels ou peu qualifiés. De plus, le coût et l’accessibilité des programmes de formation en compétences numériques sont des obstacles majeurs, notamment pour les travailleurs âgés ou ceux qui se sont spécialisés dans un domaine particulier pendant des décennies.
Pour répondre au besoin croissant de requalification, plusieurs initiatives ont été mises en place. Par exemple, Google propose des programmes de formation en ligne en technologies de l’information et en data science. En Europe, l’Union européenne a lancé le Pacte pour les compétences, visant à former 120 millions de personnes aux compétences numériques d’ici 2030. En France, le Compte Personnel de Formation (CPF) et les dispositifs de transition professionnelle jouent un rôle clé pour aider les travailleurs à s’adapter. Malgré la mise en place du Plan d’investissement dans les compétences, des partenariats entre entreprises et institutions éducatives, ainsi que des plateformes d’apprentissage en ligne, des lacunes subsistent, notamment pour les travailleurs peu qualifiés et pour ce qui est de la disponibilité d’enseignants spécialisés en IA.
En dehors des programmes de reconversion mis en place, le principal obstacle réside dans l’incitation des travailleurs à se former, en particulier ceux qui se sont spécialisés dans un domaine toute leur vie, un domaine bien loin de l’IA... Des approches possibles incluent des incitations financières pour la formation, des programmes de mentorat et de soutien psychologique, ainsi qu’une meilleure reconnaissance des compétences transférables. Ces mesures sont cruciales pour réussir la transition équitable vers un marché du travail transformé par l’IA.
Focus ChatGPT
Les modèles de langage, comme ChatGPT, représentent une forme d’IA particulièrement populaire. Ces IA conversationnelles génèrent du texte en langage naturel pour réaliser des tâches telles que répondre à des questions, rédiger du contenu ou simuler des conversations. Leur adoption croissante automatise la communication, fournit un support client ou révolutionne la création et la diffusion d’informations. Cependant, leur rapide déploiement soulève des préoccupations éthiques et sociétales, notamment en matière de désinformation, de vie privée et de régulation.
L’impact de ChatGPT et d’autres IA conversationnelles sur les travailleurs peu qualifiés est significatif. Ces outils permettent à des employés sans formation technique avancée de réaliser plus efficacement des tâches qui nécessitaient auparavant des compétences spécialisées. Par exemple, un assistant administratif peut désormais utiliser ChatGPT pour rédiger des courriels, créer des rapports, ou répondre à des questions complexes, tâches qui auraient autrefois nécessité l’intervention d’un employé plus qualifié. Cette automatisation réduit la nécessité de déléguer ces tâches à des personnes mieux payées, augmentant ainsi la productivité des travailleurs peu qualifiés et les économies à l’échelle des entreprises. Cependant, elle peut également augmenter la pression sur ces travailleurs, car on attend d’eux qu’ils assument davantage de responsabilités, parfois en dépassant leur domaine de compétence initial. Paradoxalement, ces gains d’efficacité pourraient limiter les opportunités de montée en compétences, car les tâches plus qualifiées restent accessibles via l’IA, rendant moins nécessaire l’acquisition de nouvelles compétences par la formation.
Pour les travailleurs hautement qualifiés, l’impact de ce type d’IA est différent. Ces professionnels peuvent utiliser l’IA pour automatiser des tâches routinières ou chronophages, comme la recherche d’informations, la rédaction de documents, le codage ou la gestion de la communication. Cela leur permet de se concentrer sur des tâches plus stratégiques et créatives, qui nécessitent leur expertise et leur jugement critique. Toutefois, l’introduction de l’IA ne modifie pas fondamentalement la nature de leur travail ou leur niveau de qualification. Au contraire, elle peut renforcer leur position en les rendant encore plus efficaces et en augmentant leur capacité à gérer des projets complexes. Par conséquent, bien que l’IA offre un gain de temps considérable aux travailleurs qualifiés, elle ne change pas nécessairement les compétences requises pour exceller dans leur domaine, mais elle pourrait accentuer l’écart entre ceux qui maîtrisent ces outils et les autres.
Sources :
https://marketing-chine.com/marche-de-lia-en-chine-a-quoi-devrions-nous-nous-attendre-cette-annee
https://www.ifri.org/sites/default/files/atoms/files/ifri_pajot_risques_ia_2024.pdf
https://www.oxfordeconomics.com/resource/how-robots-change-the-world/
https://www.mckinsey.com/featured-insights/future-of-work/jobs-lost-jobs-gained-what-the-future-of-work-will-mean-for-jobs-skills-and-wages
https://www.info.gouv.fr/upload/media/content/0001/09/4d3cc456dd2f5b9d79ee75feea63b47f10d75158.pdf
https://www.pwc.co.uk/economic-services/assets/international-impact-of-automation-feb-2018.pdf
The Future of Jobs Report 2020 - World Economic Forum
Voir aussi le recent Trésor eco sur les enjeux :
Les enjeux économiques de l’intelligence artificielle | Direction générale du Trésor
Published on 27 November 2024. Updated on 13 December 2024